« Ca va, je vais bien »

La voix de la mère enragée grésillait au téléphone. De quoi agacée n’importe qui. Mais Saskia restait calme, elle n’avait pas donné de nouvelles depuis un petit moment, c’était de sa faute. Si elle avait voulu éviter ce genre de situation, elle aurait dû appeler. Sauf … Sauf qu’il y avait eu quelques complications et elle n’avait pas vraiment eu la tête à raconter sa nouvelle vie. Une nouvelle vie rattrapée par un passé inconnu de ses parents adoptifs, ils n’avaient donc pas à savoir ce qui la perturbait. C’est pourquoi la jeune fille faisait en sorte de paraître heureuse, pétillante, souriante, afin d’éviter que sa mère ne s’affole et ne commence à la questionner. C’était difficile. De plus en plus difficile. De devoir toujours mentir. De devoir toujours faire semblant d’aller bien. C’était épuisant mais pourtant inévitable. Elle avait eu droit à une seconde chance, sa vie aurait dû prendre une autre tournure, le destin semblait lui avoir accordé une nouvelle existence, et voilà que maintenant tout lui tombait dessus. Tout. Le plus ridicule, c’était que le seul élément déclencheur dans tout ça, n’était autre que Caleb. Depuis qu’elle avait appris sa présence ici, depuis qu’elle l’avait revu, il n’y avait plus de présent ni de futur devant elle, il n’y avait plus que le passé. Elle y avait cru. Elle y avait cru si fort à ce possible futur joyeux.

Saskia n’écoutait déjà plus les remarques de sa mère furieuse. Heureusement qu’elle n’avait pas vécu toute sa vie auprès d’eux, elle aurait été une fille bien trop couvée et capricieuse. Après de rapides embrassades, la jeune blonde raccrocha. Elle resta un moment au milieu de sa chambre terminée. Oui, elle avait terminé les travaux. Ca sentait encore un peu la peinture fraiche, mais c’était réussi, elle était fière de son travail. Une chambre aux couleurs douces, apaisantes. Un genre de petit nid douillet avec un très grand lit, plus grand que la normal, et plein de coussins éparpillés partout. Un vrai cocon. Malheureusement, l’atmosphère qu’elle avait voulu créer ne faisait en rien son effet sur ses tensions qu’elle espérait, passagères. Saskia arracha une veste de style militaire de sa penderie, qu’elle enfila par-dessus un T-shirt blanc. Elle regarda par la fenêtre pour voir le temps et avec ce grand soleil, elle décida de garder son short délavé et un peu déchiré. Elle sortit de sa chambre pour traverser la cuisine et attraper son gros sac en cuir noir avec de longues bandoulières. Son portable fut plongée à l’intérieur et elle ramassa son trousseau de clé sur le comptoir avant de partir dans l’entrée pour y mettre ses éternels boots noirs. La porte d’entrée ouverte, elle hésita à sortir. Cato n’était pas là. Il n’était pas là très souvent ces temps-ci, elle s’en inquiétait d’ailleurs. Mais elle n’osait jamais entrer dans sa chambre, après tout, ce n’était pas ses affaires. Une fois dehors, elle grimpa sur sa bicyclette d’occasion et s’éloigna de chez elle.

Il faut quand même ne pas oublier, qu’elle a aussi fait de belles rencontres. Et ce sont ces rencontres là, qui feront son passé dans quelques années et qui remplaceront les souvenirs qui envahissaient son esprit en ce moment. Elle ne savait pas où elle allait, elle n’a jamais su où elle allait de toute façon. Jamais. Quand on la prise devant la caravane enflammée, elle ne savait pas qu’elle allait dans un orphelinat. Quand on l’a adopté la première fois, elle ne savait pas qu’elle allait chez un couple qui mourait peu de temps après. Quand on l’a adopté une deuxième fois, elle ne savait pas qu’elle allait chez un couple de riche. Quand elle a décidé de fuir, elle ne savait pas qu’elle irait au Canada. Elle n’a jamais rien su. Peut-être qu’elle n’a jamais rien voulu savoir, se laissant simplement guider par le courant de la vie, se laissant simplement bercer par les vagues de l’avenir. Ca paraît si simple dit comme cela.

Des rires, des hurlements, des pleurs. Un brouhaha qui la sortit de ses rêveries. D’où pouvait bien provenir un tel bruit ? Elle ne mit pas bien longtemps à le découvrir. Des lumières, une foule se dirigeant vers un même endroit, des manèges se dessinant. Il y avait une fête foraine. Elle en fut agréablement surprise. Ca lui changerait les idées. Arrivée devant l’entrée, Saskia y laissa son moyen de transport et s’immisça dans la foule en délire, s’agrippant à son sac pour ne pas le perdre. Les cris se faisaient plus fort, les rires éclataient de tout côté, la faisant sourire à son tour. Les enfants couraient, les parents tentaient de les rattraper. Un lieu où le malheur disparaissait à ses yeux pour laisser place à un bonheur éclatant. Et cette délicieuse odeur qui vous enveloppe et vous adoucie. Son ventre se mit à gronder, en tant que grande gourmande, si elle ne mangeait pas le goûter, elle s’en rendait vite compte. C’est naturellement qu’elle s’approcha alors d’un stand où une dame bien en chair et aux couleurs rougeâtres lui prit sa commande. Un café et un beignet aux pommes. Elle s’installa sur une table un peu en retrait de la foule et commença à boire sa boisson chaude en gribouillant sur son calepin. Ca faisait longtemps qu’elle n’avait pas dessiné, et c’est ce qui arrivait à l’apaiser le plus. Bientôt le ciel commença à s’assombrir légèrement, les cris des enfants se faisaient plus rares et c’étaient les couples de jeunes gens qui restaient pour s’amuser. C’est à ce moment que les lumières multicolores se font plus belles, que les manèges laissent exprimer leurs années passées, que la fin d’une belle journée se reflète sur les visages. C’est aussi à ce moment-là, que Saskia décida d’arrêter de dessiner pour laisser un autre art s’exprimer, un autre art qui lui tenait particulièrement à cœur : la photographie.

La jeune femme quitta sa table tout en sortant son appareil photo. Elle déambula parmi les manèges dont sortaient des personnes aux sourires accrochés aux lèvres. Voir autant de gaieté à la fois, la rendait sereine et lui faisait oublier tous les soucis qui l’encombraient. L’œil derrière l’objectif, elle attendait de saisir les meilleurs instants. Et parfois, l’envie lui prenait de saisir des clichés les uns après les autres sans vraiment réfléchir. Qui sait ? Peut-être que les meilleurs instants sont ceux pris rapidement, sans raisonner, sans perfectionnement, sans préméditation. Peut-être que les meilleurs instants se trouvent à une seconde près, qu’avec un peu chance, elle tombera sur un de ces instants. Les paysages, les personnes, les lumières défilaient sous ses yeux émerveillés. Elle aimerait que chaque instant dans sa vie soit ainsi. Saskia finit par s’arrêter sur une image. Elle fronça les sourcils. Quelque chose la gênait là dedans mais elle ne savait pas quoi. Un léger zoom sur la scène n’arrangea rien, décidément il y avait quelque chose qui la perturbait. Et comme le déclic de l’appareil photo qui saisit l’instant présent, Saskia s’aperçut qu’elle connaissait la personne sur la photo. Elle releva lentement les yeux, quittant son appareil photo :

« Derek … ? »

« Si vous regardez longtemps au fond des abysses, les abysses voient au fond de vous. » ► NIETZSCHE