L’argent c’est important. L’argent se fait de plus en plus rare. Il faut savoir en prendre soin. Il faut savoir le savourer car il peut disparaître à tout instant. Il faut savoir le gérer pour ne pas en devenir fou. Il faut savoir s’arrêter. Il faut savoir parfois haïr l’argent. Ses parents n’avaient jamais réussi à le faire. Ils avaient plongé la tête la première dans la folie de posséder des billets verts. Ils n’avaient jamais pu être raisonnable. Et elle avait passé son enfance à les regarder se détruire. Elle avait passé son enfance à les observer s’enfoncer un peu plus. Misérables êtres perdus au milieu du tourbillon. Misérables êtres sans intérêt. Saskia ne s’était jamais attachée à l’argent, elle trouvait cela futile. Elle savait qu’elle ne trouverait jamais son bonheur dans les liasses. C’est pourquoi elle était ici. C’est pourquoi elle était à cette table de poker. Ils étaient six. Tous très concentrés par leur jeu. Il était déjà tard, mais elle aimait être ici, car la réflexion ne laissait pas place aux souvenirs. Saskia adorait jouer au poker, c’était un des jeux de cartes qu’elle maitrisait le mieux. L’odeur de cigarette la gardait éveillée, elle était la seule à ne pas fumer. Ca devait faire classe, d’avoir une clope dans la bouche en abattant les cartes. Elle s’en fichait d’être classe, elle s’en fichait tellement. Tout ce qu’elle voulait. C’était oublier. Eux, ils voulaient juste son argent. Mais cette fois, ils ne l’auront pas. Elle avait un bon jeu en main, elle avait fait tapis, elle s’était inventée un tic pour faire croire au bluff. Son voisin tombait dans le piège. Elle allait gagner. Pour la première fois de sa vie peut-être ? Pour la première fois. On ne peut pas dire que ça lui procurait un quelconque bonheur. On ne peut pas dire que ça la faisait sourire, et c’était ce qui énervait le plus ses adversaires. Parfois, elle avait l’impression que ce manque d’expression était des restes de son traumatisme dans l’orphelinat, juste après l’accident. « L’accident ». Elle aimerait en rire, mais elle n’était pas assez cruelle pour ça. En fait, elle ne ressentait rien par rapport à ce qu’elle avait fait. Elle ne ressentait absolument rien et pourtant, ça la détruisait. Cet événement. Ca la détruisait. Ce n’était pas tant d’avoir tué sa famille, elle avait l’impression d’avoir débarrassé le monde de parasites. C’est ignoble de penser ça ? Oui. C’est ignoble, parce que c’est qu’elle a essayé de se persuader. Qu’ils n’avaient été que des parasites. Malheureusement, elle avait beau vouloir assimiler cette idée, son esprit torturé ne l’acceptait pas. Sa conscience ne l’acceptait pas. Alors il fallait s’y résoudre. Il fallait se résoudre à l’idée qu’elle ne passerait pas au-dessus de ça. Elle avait tué. Et on peut dire qu’elle avait tué sans scrupule. Et elle devait payer pour ça. Elle avait d’abord refusé, elle voulait renaitre en se persuadant qu’elle y avait été obligée, qu’ils ne lui avaient pas laissé le choix. Mais, même avec toutes ces excuses, plus ou moins vraies les unes que les autres, elle n’arrivait pas à trouver une infime partie de bonheur dans son existence. Elle n’y arrivait pas. Etait-elle alors condamnée à vivre dans le brouillard jusqu’à sa mort ? Etait-elle condamnée à accepter ce qu’elle avait fait sans avoir droit au bonheur ? Pourtant elle arrivait à se l’imaginer, elle arrivait à faire semblant. A sourire, à rire. Elle pouvait l’imiter, ce bonheur qu’elle ne faisait que frôler. Elle aimerait tant l’empoigner. Elle aimerait tant.

Les cartes s’abattent dans un silence religieux. Chacun se regarde, persuadé qu’il va l’emporté. Ils se trompent tous. Ils se trompent tous. Ils sont tous perdus sans le savoir. Ils ne se rendent pas compte qu’ils devraient garder leur argent au lieu de le gaspiller ici. Ils ne se rendent pas compte à quel point la vie est précieuse. Ils ne se rendent pas compte qu’une folle peut à tout moment venir leur prendre la vie. Devrait-elle se considérer comme une folle ? Elle n’était qu’une gamine. Une pauvre gamine abandonnée et malaimée qui courait après la vie parce que celle-ci l’avait laissé sur le bas côté. Elle courait après la vie en hurlant son nom pour qu’elle l’attende. Finalement, elle n’a jamais profité de son existence. Elle s’est posée pleins de questions sans jamais chercher les réponses. Pour les autres, elle n’était qu’une jolie blonde. Pour les autres, elle n’était qu’une jeune femme aux yeux pétillants de joie. Pour les autres, elle serait la jeune fille qu’elle aurait dû être. Elle se battrait toujours pour être cette fille. Elle se battrait, pour les autres. Comme toujours. Saskia abat son jeu, elle entend des soupirs. Elle s’en fiche qu’ils soient mécontents. C’est chacun son tour. C’est à son tour de gagner. Son voisin lui donne ses jetons, et c’est avec un sourire qu’il ajoute :

« Tu as de la chance ce soir ! »

Elle ? De la chance ? S’il savait. S’il savait seulement à quel point elle avait manqué de chance toute sa vie. Celui qui a de la chance est celui qui ne connaitra jamais l’abandon. Celui qui a de la chance est celui qui ne connaitra jamais la sensation de voler des vies. Celui qui a de la chance, c’est celui qui n’aura jamais l’impression de mentir au monde entier. Enfin, celui qui a de la chance, c’est celui qui vivra sa vie sans ce soucier du passé ni du futur. Elle, elle n’avait jamais eu droit à tout ça. Alors si seulement, il savait. Lui qui se croit drôle en prononçant ses mots. Lui, qui n’imagine pas ce qu’elle a été capable de faire. Lui, l’innocent. Lui, l’ignorant. Elle aimerait rire. Elle aimerait rire de toutes ces bêtises. Elle aimerait rire de cette vie. Elle sait qu’elle aura la vie dont elle a toujours rêvé, mais à quel prix ? Jusqu’où devra-t-elle aller pour avoir ce qu’elle a toujours désiré ? A quoi tout cela rime ? Le mérite-t-elle vraiment ? Si elle pouvait lui balancer sa putain de chance, si elle pouvait la balancer par la fenêtre. Elle n’a jamais eu besoin de chance. Elle a toujours fait sans. Toujours.

Tout ça l’énerve. Elle prend les jetons et s’en va. Elle sort. Elle a besoin de respirer. Respirer. Le vent caresse ses cheveux et la nuit l’enveloppe délicieusement. La nuit. Aussi noire que son cœur. Cette idée la déstabilise et elle se rattrape à un réverbère. Elle s’y accroche comme à une bouée. Devrait-elle tout lâcher ? Elle, le monstre de la nuit. Elle est tellement noire, à l’intérieur. On dirait que de la suie s’est incrustée sous sa peau. Elle est sombre. Elle a essayé de nettoyer, ça ne change rien. Tout redevient ombre, tout redevient sang. Parfois, elle n’en revient pas. Les souvenirs qui reviennent ne semblent pas venir d’elle, ils viennent d’une autre personne. Ce n’est pas elle. Ca ne peut pas être elle. Si ? Elle ferme les yeux et respire. Il faut respirer. Elle a peur. Terriblement peur. Toute seule avec ses cauchemars. Elle a peur. Peut-être qu’en rouvrant les yeux, les problèmes disparaitront ? Mais quand elle les rouvre, elle ne voit rien. Elle ne voit rien mais tout est là, dans sa tête. Tout est là. Tout ce qu’elle a vécu. Tout ce qu’elle a fait. Ca la bouffe. Bientôt il ne restera rien. On dit que Dieu ne juge pas sur qui on a été, mais sur qui on est. Elle ne croit pas en Dieu. Mais ce qui est sûre, c’est qu’elle ne peut être que mieux qu’avant. Elle ne pourra jamais plus tuer. Elle peut devenir une tout autre personne, mais au fond, elle sera toujours la même. Au fond, elle se souviendra toujours. De tout.

« Essaye encore, échoue encore : échec profitable. » ► Samuel Beckett

« Je crois que je n’aurais jamais la vie dont j’ai toujours voulu … En fait … Je ne sais même pas qu’elle vie je voudrais avoir. Une vie simple sûrement, mais qu’est-ce que c’est exactement une vie simple ? Une vie sans problèmes ? Dans ce cas-là ça n’existe pas. Je sais qu’une vie sans problèmes ça n’existe pas. »
« Tu veux juste une vie meilleure, mais dis-mois Saskia, comment tu feras pour l’obtenir ? »
« Je me battrais. Comme toujours »
« Tu es courageuse, ça ne devrait pas être difficile d’y arriver alors »
« Si seulement vous aviez raison … Malheureusement, ce n’est pas aussi facile … »
« Pourquoi ? »
« … En fait … Je sais ce que j’aimerais comme vie … Une vie sans passé. »


C’est quoi cette baisse de morale ? C’est quoi ce sentiment de solitude ? C’est quoi tout ça ? Ca ne lui ressemble pas d’avoir l’air si, désespérée. Ca ne lui ressemble pas cet état d’esprit, ça ne lui ressemble pas du tout. Hors de questions de se laisser abattre. Hors de question de se laisser couler. Hors de question de se laisser manger. « Tu te fais bouffer ou tu bouffes, c’est comme ça que ça marche Saskia », la phrase la plus censée qu’a prononcé sa mère biologique de toute sa vie. Mais sûrement pas le meilleur conseil qu’une mère puisse donner à sa fille. Pourtant Saskia, elle a bouffé. Elle a laissé les flammes les manger comme s’ils étaient des petits pains. Comme s’ils n’étaient rien. Alors hors de question de se laisser dévorer maintenant après tout ce qu’elle avait fait pour s’en sortir. Tout ce qu’elle avait fait ne pouvait pas avoir servit à rien. Elle le refusait. Facile à dire. Un sourire s’affiche sur ses lèvres roses. Elle s’est déjà vue plus forte. C’est une battante. Une battante. Elle a déjà déjouée la mort. Elle a déjà déjouée le destin. Elle peut le refaire. Encore et encore. Elle peut le refaire bien que le destin commence à se faire plus récalcitrant à son égard. Il ne doit pas aimer qu’elle se moque de lui. Il ne doit pas aimer qu’on joue de lui. Saskia soupire. Elle est trop fatiguée. Le mur qu’elle a battit dans son esprit entre le passé et le présent se fait plus fragile. Elle sait pertinemment qu’elle va exploser. Comment peut-elle continuer à vivre en enfermant tout à l’intérieur d’elle-même ? Non, c’est inévitable : elle va exploser. Et peut-être même que ça lui fera du bien. Enfin, peut-être aussi que ça va lui faire faire une bêtise. Au fond, c’est sa conscience qui n’a jamais supporté l’idée d’avoir volé des vies. Mais l’inverse serait inhumain n’est-ce pas ? Ce serait même bien plus inquiétant qu’elle arrive à vivre avec. Donc tout ces sentiments devraient la rassurer non ? Non ? …

Saskia lâche le lampadaire se rendant compte qu’elle a l’air d’une jeune femme totalement pommée et ivre. Elle reste néanmoins appuyé à celui-ci. Il lui faut un appui. Après tout, la chute n’est jamais bien loin. Et qu’elle sera douloureuse quand elle arrivera ! Elle a peur mais il faut se ressaisir. Avec un peu de chance, ce n’est qu’une mauvaise passe et tout redeviendra comme elle l’a toujours voulu : normal. En fait, elle avait toujours espéré vivre avec les souvenirs sans défaillir, mais elle avait tord. Ce n’est pas possible. Une silhouette est perdue au milieu de la foule au loin. Une jeune femme aux cheveux blonds. Elle semble aussi seule qu’elle. C’est peut-être pour ça que cette étrangère vient vers elle. Saskia n’a pas vraiment envie de discuter en cet instant précis. Elle aimerait juste hurler. Que le monde entier sache ce qui lui pèse. Mais elle ne peut pas. Comme elle ne peut pas éviter cette jeune inconnue. Elle ne peut pas l’éviter ni la rejeter parce qu’elle n’est plus seule. Cette personne ne verra que la Saskia qu’elle veut bien montrer. Cette personne ne verra que la façade. Que la moitié. Car personne ne saura jamais ce qu’il y a dedans. Car personne ne cherche plus loin. Car personne ne le peut. Car elle ne le veut pas. Elle-même ne le pourrait pas de toute façon. Mais pourquoi montrer ce que l’on n’accepte pas soi-même ? Autant montrer la personne que l’on a toujours voulu être. Autant montrer la personne que l’on aurait pu être sans les mauvais côtés de la vie. Parfois, Saskia se demande ce qu’il y a chez les autres. Ce qu’ils ont vécu eux aussi. Ont-ils perdu leurs parents ? Ont-ils tué ? Ont-ils fait de mauvais choix ? Ont-ils marchés aux côtés de la vie ? Ont-ils été violés ? Ont-ils fait d’autres choses plus horribles les unes que les autres ? Elle pourrait écouter tous leurs problèmes sans jamais révéler les siens. Elle pourrait écouter et donner des conseils sans les appliquer pour elle-même. Elle peut les rassurer mais il n’y aura jamais personne pour la rassurer elle. Saskia se redresse. La jeune inconnue est maintenant arrivée jusqu’à elle et c’est tout naturellement que la jeune blonde lui adresse un petit sourire timide. Comme si de rien était, il faut faire comme si de rien était. C’est comme ça que ça marche :

« Vous aussi vous vous sentez seule au milieu de cette foule ? »

Elle pose ses yeux bleus sur ces personnes qui semblent avoir une vie parfaite. Sur ces personnes qui semblent heureuses. Comment font-elles ? Elle aimerait connaître le secret de cette réussite, bien qu’elle le sache déjà un peu. La vie est, tout de même, parfois un peu injuste, mais elle ne peut s’en prendre qu’à elle-même. Saskia se tourne vers l’inconnue. Elle n’avait pas vraiment fait attention, mais avec la lumière du réverbère elle peut mieux observer ses traits. Elle finit par tendre une main vers la jeune fille :

« Je m’appelle Saskia »

« Essaye encore, échoue encore : échec profitable. » ► Samuel Beckett